Ce habu est parvenu jusqu’au laboratoire du professeur Mao par l’intermédiaire des pompiers. Ceux-ci avaient été appelés pour venir déloger le reptile d’une propriété de la région, une intervention assez courante dans la campagne de ce district du nord-est de Taiwan. Grâce à un accord passé avec l’agence des pompiers, le habu, comme beaucoup d’autres reptiles capturés avant lui, a été transféré jusqu’au laboratoire que dirige Jay Mao à la NIU et, bien malgré lui, il est sur le point d’apporter une contribution significative à la santé et à la science.
Tout d’abord, il va être mesuré, pesé et observé sous toutes les coutures, ce qui fournira de précieuses données aux herpétologues et aux étudiants de la NIU. Qui plus est, le habu va cracher un venin qui servira à la préparation de doses d’antivenin. On dénombre à Taiwan plus de 50 espèces de serpents, depuis d’imposants pythons birmans jusqu’à des créatures aveugles d’à peine 18 cm de long. La plupart ne sont pas venimeux et ne représentent pas un danger pour l’homme, mais il en existe tout de même une dizaine dont la morsure peut être létale. Parmi ces serpents dangereux, certains sont terrestres et d’autres marins. Six en particulier sont considérés comme importants pour la science du fait de la toxicité extrême de leur venin, de leur comportement agressif ou de leur abondance relative. Le habu en fait partie.
Le venin que Jay Mao et son équipe vont lui soutirer sera donc livré au Centre de contrôle des maladies (CDC) dans le cadre d’une coopération mise en place en 2009 et pour laquelle le laboratoire de la NIU fournit en général plus de venin que prévu – parfois même plusieurs fois les quantités fixées au départ. Pour répondre aux besoins du CDC en venin, il faut compter environ 400 prélèvements.
Taiwan est, grâce au travail du CDC, un des rares pays à fabriquer ses propres doses d’antivenin. Il faut dire que le processus est complexe et implique l’injection d’infimes doses de venin à des chevaux ou des moutons, lesquels produisent, par réaction, des anticorps. Au bout de quelques mois, on pourra prélever du sang sur ces animaux qui servira à mettre au point des antivenins spécifiques pour chaque espèce de serpent venimeux.
Kurtis Pei [裴家騏], professeur d’écologie sauvage et doyen de la faculté d’Etudes internationales à l’Université nationale des sciences et technologies de Pingtung (NPUST), explique que par le passé, le CDC conservait des serpents venimeux en captivité pour les besoins de cette production d’antivenin. Mais les employés du centre n’avaient pas vraiment le savoir-faire nécessaire pour s’occuper correctement de cet élevage de reptiles qui était par ailleurs coûteux. L’enseignant, dont Jay Mao est un ancien élève, ajoute que le CDC se fournissait lui aussi auprès des pompiers. Ce sont en effet en général les premiers à être appelés en cas de rencontre malheureuse entre un reptile et un humain. Mais ceux qui atterrissaient au centre ne survivaient souvent qu’entre un et trois mois et il lui fallait donc constamment se réapprovisionner en animaux vivants.
Cela mettait l’agence gouvernementale dans une position délicate dans la mesure où elle était plus ou moins responsable de la mort d’espèces protégées, puisque la plupart des serpents venimeux de Taiwan figurent dans cette catégorie. Le CDC a donc fait appel à Jay Mao et à Kurtis Pei comme consultants. En 2009, le centre a décidé de sous-traiter une partie du processus de production des antivenins. Le produit final continue d’être réalisé dans les laboratoires du CDC, mais ce sont les pompiers qui sont chargés de rapporter les reptiles, Jay Mao et la NIU qui fournissent le venin et la NPUST qui se charge de l’élevage des chevaux et des moutons. La NIU est désormais le principal fournisseur de venin du CDC pour les six principaux serpents venimeux de Taiwan.
Une fois le venin collecté, les étudiants de Jay Mao rendent les serpents à leur habitat naturel. « Nous essayons de réduire le nombre de serpents en captivité. » Les chercheurs ont d’ailleurs noté que la population de certaines espèces est en hausse ces dernières années. En fait, les recherches effectuées par l’herpétologue montrent que les serpents venimeux de Taiwan profitent de leur proximité avec les humains. Les rizières, par exemple, avec les poissons et les batraciens qu’elles recèlent en quantité, sont d’excellents terrains de chasse pour le bungare rayé de Taiwan et le cobra de Taiwan, tandis que le habu fréquente les terres cultivées et les zones faiblement habitées. Les statistiques recueillies par Jay Mao permettent de penser que les zones où la densité de population est proche de 3 000 habitants au kilomètre carré sont idéales pour bien des espèces de reptiles.
Par ailleurs, les maisons en béton qui parsèment la campagne d’Yilan, souvent entourées de rizières, offrent une source de chaleur appréciée pour ces créatures à sang froid durant les nuits d’hiver. « Si vous leur fournissez des proies [dans les rizières] et de la chaleur [dans les maisons], les serpents vont converger vers ces endroits », dit le professeur.
Capture et délivrance
Jay Mao et ses collègues et étudiants travaillent donc étroitement avec les pompiers de la région, qu’ils forment à capturer les créatures en douceur et à s’en occuper le temps que la NIU les récupère. Le habu qui gigote dans le sac de Jay Mao fait partie des trois individus de la même espèce récupérés par les pompiers la semaine précédente. « Trois habu par semaine, c’est une bonne moyenne », dit Jay Mao. Parfois les prises sont plus importantes encore. Sur l’ensemble de l’année 2012, les combattants du feu lui ont rapporté pas moins de 121 habu. Après examen et extraction de leur venin, les serpents sont en général rendus à la nature. Tous ceux qui sont capturés ne sont pas dangereux, mais sur les 1 100 reptiles attrapés en 2012, on a recensé 90 bungares rayés, l’un des serpents les plus venimeux du monde, et 47 cobras de Taiwan, dont la morsure peut être mortelle.
Désormais, au moment de leur capture et ensuite durant la période où ils restent en captivité chez les pompiers, ils sont traités avec douceur. Quel contraste avec le passé, lorsque les pompiers étaient armés de longs bâtons surmontés d’instruments ressemblant à des ciseaux dont les lames vicieuses écrasaient souvent les vertèbres de l’animal, voire le faisaient passer instantanément de vie à trépas. Jay Mao raconte aussi qu’ils avaient l’habitude d’utiliser le feu ou une lance à incendie pour faire sortir les serpents de leur refuge. Quand ils survivaient à la capture, ils étaient souvent jetés dans des conteneurs avec des spécimens d’autres espèces. La mortalité était donc élevée. Maintenant, grâce à des équipements importés qui leur ont été fournis par le district d’Yilan et des formations données par des herpétologues de la NIU, les pompiers manipulent les reptiles avec beaucoup plus d’adresse et d’humanité. Les jeunes, en particulier, ont répondu très positivement à ce programme. « Nous avons noué de très bonnes relations avec toutes les stations de pompiers du district », dit Jay Mao.
Si les pompiers sont ainsi mieux à même de remplir leur mission de protection des habitants, la NIU y gagne aussi en données vitales pour la recherche en matière de populations et d’habitats pour chaque espèce. Quant au CDC, il a désormais une source d’approvisionnement stable en venin.
Le venin est un cocktail de protéines toxiques qui attaquent le cœur et le réseau sanguin dans le cas des hémotoxines, ou le cerveau et le système nerveux dans celui des neurotoxines. Certains serpents produisent les deux qui sont en général stockées dans ses joues et qui sont injectées sous la peau de la victime au travers de longs crochets creux qui agissent comme des seringues hypodermiques. Parfois, la nocivité du venin est augmentée ou atténuée par le comportement ou la physiologie du serpent. Par exemple, si un serpent mord pour se défendre et non pas en situation de chasse, il arrive qu’il ne crache pas de venin. Dans le cas du bungare rayé, dont le venin neurotoxique est extrêmement dangereux, il est à noter que cet animal en général considéré comme docile et que ses crochets sont assez courts, ce qui signifie qu’il n’injecte en fait que peu de venin. Par comparaison, le venin hémotoxique du habu de Taiwan n’est pas aussi violent mais comme c’est un serpent agressif et qu’il est pourvu de longs crochets qui lui permettent d’en injecter jusqu’à 200 mg d’un coup, sa morsure occasionne des douleurs très fortes ainsi que d’importants dommages aux cellules sanguines et aux organes.
« Il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’extraction du venin et de la production d’anti-venin qu’elle permet », dit l’Allemand Hans Breuer, un traducteur et herpétologue amateur qui a vécu à Taiwan et qui, avec l’Américain Bill Murphy a créé le site internet Snakes of Taiwan. « Malgré sa petite taille, fait-il remarquer, Taiwan est l’un des rares pays capables de produire leurs propres antivenins. Une sacrée réussite ! »
Minimiser les conflits
L’urbanisation galopante dans les districts ruraux comme celui d’Yilan implique que de plus en plus de gens vivent dans des zones qui étaient naguère le domaine exclusif de la faune, y compris les serpents venimeux, et il en résulte une augmentation des confrontations avec l’homme. Une façon de diminuer les risques est de concentrer les habitations dans de plus petites zones et de laisser des terrains non développés aux alentours. Les plaines d’Yilan, comme les plaines occidentales de Taiwan, sont caractérisées par un motif récurrent de maisons entourées de rizières et de champs, un patchwork qui réunit toutes les conditions de rencontres – involontaires et souvent conflictuelles – entre l’homme et le serpent.
Revoir le mode de développement des zones rurales est donc une piste possible, mais Jay Mao insiste aussi sur l’importance de mieux éduquer la population sur le rôle essentiel des serpents, qu’ils soient venimeux ou non, en tant que superprédateurs dans l’écosystème local. Ils aident en effet à contrôler la population des rats et autres animaux vecteurs de maladies contagieuses. La quantité de rats avalés chaque semaine représente pour beaucoup de serpents l’équivalent de 20 à 30% de leur masse corporelle. Chez certaines espèces, c’est jusqu’à 4 fois leur masse corporelle qu’ils engloutissent sous la forme de rongeurs chaque semaine… « Si vous attrapez trop de serpents, la population des rats augmentera, de même que les maladies qui se transmettent du rat à l’homme. » Comme les serpents sont des reptiles, ils ont une physiologie très différente des mammifères, et il existe très peu de risques qu’ils transfèrent des maladies à l’homme, au contraire des rats. « Les serpents sont des animaux qui rendent de bons services aux humains », dit Jay Mao qui ajoute que les données recueillies par son équipe « aideront à en savoir plus sur le rôle des serpents ».
Tu Ming-chung [杜銘章], herpétologue et professeur à la faculté de Sciences de la vie de l’Université nationale normale de Taiwan, à Taipei, acquiesce en notant que les rats sont porteurs de virus potentiellement mortels pour l’homme comme le hantavirus. Le professeur souligne aussi l’utilité du venin. « Le venin de serpent est une substance tellement complexe qu’il a toutes sortes de fonctions. » C’est une matière première pour la préparation de médicaments puissants pouvant traiter aussi bien les infarctus du myocarde que l’hypertension. « C’est d’ailleurs pour cette raison que le serpent sert de symbole à la médecine à travers le monde », fait-il remarquer, avant d’ajouter que les chercheurs tentent aujourd’hui d’en extraire des principes actifs pour le traitement de la maladie d’Alzheimer, de certains cancers ou encore de la maladie de Parkinson.
Malgré leur utilité, les serpents sont en général craints des enfants comme des adultes, et changer les préjugés est difficile, dit Tu Ming-chung, dans la mesure où cette peur semble être partagée par toutes les cultures autour du monde. Les recherches qu’il a effectuées à Taiwan et aux Etats-Unis indiquent toutefois que la peur du serpent n’apparaît chez l’enfant qu’après 4 ans environ, ce qui semble infirmer l’hypothèse selon laquelle elle serait instinctive. Elle est au contraire bien ancrée dans la culture, dit-il, en citant le rôle négatif que le serpent joue dans la Bible ainsi que dans les mythes chinois, entre autres. Par exemple, à Taiwan, beaucoup de gens préfèrent dire qu’ils sont du signe du « petit dragon » plutôt que de celui du serpent.
Lorsqu’il en a le loisir, Tu Ming-chung visite les écoles primaires à travers l’île pour tenter de dissiper la crainte des serpents chez les enfants. Il leur parle de la nécessité de protéger ces animaux utiles et amène avec lui quelques spécimens qu’ils peuvent caresser s’ils le souhaitent et vérifier qu’ils ne sont pas visqueux. « Une fois qu’ils en ont approché un, ils voient que c’est très différent de ce qu’ils imaginaient », raconte-t-il. C’est la première étape d’un processus visant à leur faire réaliser que les serpents « ne sont pas si terribles et qu’ils sont en fait plutôt dociles ».
Ils continuent pourtant d’inspirer la crainte parmi les Taiwanais, bien que d’énormes succès aient été enregistrés en matière de protection de la vie sauvage. « Au bout de trente ans d’efforts, dit Tu Ming-chung, nous avons beaucoup progressé, mais pas en ce qui concerne les serpents, en particulier les serpents venimeux. » C’est d’ailleurs ce sentiment d’injustice à leur encontre qui l’a incité à se consacrer aux serpents. « Ce sont les seuls animaux qui font l’objet d’autant de désinformation, dit-il. Il faut bien que quelqu’un prenne leur défense. »
Les six affreux
Même si les herpétologues défendent avec enthousiasme l’objet de leurs recherches en soulignant son rôle essentiel de superprédateur dans la lutte contre les rongeurs nuisibles, ils admettent le danger que posent les espèces de serpent les plus venimeuses. Mieux vaut donc savoir les reconnaître si on aime se promener dans les campagnes ou les montagnes taïwanaises.
(GAUSS SHANG)
Habu de Taiwan (Protobothops muscrosquamatus)
D’une longueur maximale de 150 cm, il est relativement fréquent partout à Taiwan. Hans Breuer, confondateur du site internet Snakes of Taiwan, note que « le venin hémotoxique du habu de Taiwan est moins puissant que d’autres », mais que l’animal est « connu pour son agressivité ». Dans les campagnes taiwanaises, assure-t-il, même la plus petite clinique garde donc en stock de l’antivenin spécifique pour les morsures de habu.
(HSUEH CHI-KUANG)
Serpent aux cent pas (Deinagkistrodon acutus)
A Taiwan, c’est l’incarnation du serpent venimeux. Vénéré par les aborigènes et chassé pour sa chair jusqu’à être aujourd’hui en voie d’extinction, ce serpent de taille moyenne (jusqu’à 150 cm) doit son surnom à une légende selon laquelle, une fois mordue, la victime ne pourrait pas faire plus de cent pas avant de succomber. On est là un peu dans le registre de l’hyperbole, mais cette espèce, souligne Hans Breuer, « est à juste titre considérée comme dangereuse, et il n’est pas inhabituel qu’une morsure non soignée entraîne la mort ». Désormais rares, les serpents aux cent pas se rencontrent dans les zones en friche du centre et du sud de Taiwan à des altitudes comprises entre 500 et 1 500 m.
(ROOT TANG)
Cobra de Taiwan (Naja atra)
Difficile à croire, mais ces cobras au venin très puissant qui peuvent faire 2 m de long sont assez communs à Taiwan. Les agriculteurs du sud et de l’est de Taiwan sont, eux, très conscients de la menace car ils les rencontrent souvent lorsqu’ils sont au travail dans les champs et les rizières. Hans Breuer note que le venin de cette espèce a la particularité d’être à la fois neurotoxique et hémotoxique, un cocktail détonnant qui peut entraîner la mort de la victime si celle-ci n’est pas rapidement soignée. Heureusement, l’antivenin correspondant est largement disponible à Taiwan.
(GAUSS SHANG)
Bungare rayé (Bungarus multicinctus)
Selon Hans Breuer, ce serpent « produit le plus puissant des venins de toutes les espèces de serpents terrestres existant hors d’Australie ». Il n’est donc pas surprenant que la mortalité atteigne 85% des victimes n’ayant pas reçu d’injection d’antivenin. Mais les morsures sont rares car l’animal évite la confrontation. Le bungare rayé peut atteindre 180 cm de long et est assez fréquent à travers Taiwan en dessous de 1 000 m d’altitude.
(HANS BREUER)
Vipère des bambous (Viridovipera stejnegeri ou Trimeresurus stejnegeri)
Tant de naturalistes faisant des études de terrain racontent avoir été mordus par cette vipère à la jolie couleur verte que cela semble être une sorte de rite de passage. Elle fait jusqu’à 90 cm, et sa morsure, sans être mortelle, peut laisser une vilaine blessure qui prendra des mois pour guérir si elle n’est pas soignée. La vipère des bambous est le seul serpent venimeux de Taiwan à ne pas être classé parmi les espèces protégées. Elle est assez fréquente sur les terres situées à une faible élévation mais ne s’aventure que rarement dans les habitations car elle évite les contacts avec les humains. Plutôt que de s’en remettre aux pompiers pour lui en fournir des spécimens comme pour les autres espèces de serpents venimeux, Jay Mao dispose donc des pièges dans la forêt expérimentale de la NIU.
(GAUSS SHANG)
Vipère de Russel (Daboia russellii siamensis)
Cette vipère très venimeuse a une longueur maximale de 128 cm et vit en plaine et jusqu’à 500 m d’altitude, dans une petite zone limitée du sud de Taiwan. Sa rareté fait qu’elle n’est pas souvent incluse dans la liste des serpents venimeux dont on cherche à recueillir le venin.
©Timothy Ferry, 2013